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Du trouble des repères

Aline Ribière a la fragilité et la puissance, la vulnérabilité et l’irréductibilité de celle qui n’a pas choisi mais à qui un langage et ses enjeux se sont imposés, impérieux et complexes.
Plasticienne depuis toujours - comme d’autres peignent ou sculptent - elle conçoit et réalise ce qu’elle a initialement nommé des Vêtements de l’imaginaire. Certes des objets d’emblée non déterminés par des fonctions d’usage, même festives et extraordinaires. Mais des objets plastiques où se troublent les repères du regard : Sculpture, tapisserie, ouvrage de dames, art textile,
art-corporel… ?
Faute de mieux : « La Robe rouge » (1975) d’Aline Ribière donna le départ à l’Art-vêtement » écrit l’historienne de l’art Aline Dallier dans une désignation équivoque, entre gratification et enfermement ».
La plasticienne elle-même ne fera jamais sienne cette formule … pour pertinentes que lui semblent les références associées.
« La Robe rouge avait les bras tendus latéralement : Ils paraissaient indiquer une croisée d’artères, artistiques et anthropologiques, sur lesquels auraient débouchés de multiples chemins issus de la peinture vénitienne, du Surréalisme, du Quilting américain, de l’Opéra baroque, et du No japonais ».
Les sollicitations qui, dans les années 1980, déportent Aline Ribière vers le spectacle et la mode et les succès rencontrés ont contribué à brouiller les repères. Au risque d’y perdre la clarté de son positionnement et de son exigence intérieure. Succès de dé-placements et de mal-vus. Comme on dit de mal-entendus.
L’ aventure créatrice qui s’impose à Aline Ribière depuis 25 ans est celle de sa prise et dé-prise dans la saturation des signes et des codes.
Carrés Blancs représente pour elle, en 1987, une urgente et vitale respiration dans la traversée de cette saturation. Cette série survient juste après Envêtement, la création qui l’a distinguée
au Concours Chorégraphique International
de Bagnolet en 1986.
Il lui est alors urgent de se recentrer, de se déprendre des sollicitations du spectacle et de la mode,  de  se   décaler
de leurs « nécessités » signifiantes, fonctionnelles ou médiatiques. Il lui devient vital de se réinscrire clairement à la fois dans les tensions intérieures de sa propre histoire et dans l’espace des Arts Plastiques.
Aspiration vers un aiguisement du regard, et son épuration. Vers la reconnaissance de ce qui se met en jeu et en scène dans ce que plus tard elle nomme des enveloppes corporelles.

 

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De l’épuration du regard

 

« Les Carrés Blancs lavent le regard ». Cette réflexion de Anne Jaillette (de la Maison des Arts d’Evreux) souligne les enjeux de cette série-pivot.
« - Chaque vêtement est un tissu en forme de carré ou de rectangle blanc. - Ces rectangles ou carrés sont découpés de fentes, chaîne ou trame, respectant la structure de la toile. - Il n’y a pas de couture de construction. - Des boutons, identiques pour chaque vêtement, permettent le passage du plat au volume. - Le vêtement construit peut, aussi souvent qu’on le désire, redevenir carré ou rectangle, se plier ou se rouler, comme un simple tissu…. »
La série Carrés Blancs représente pour Aline Ribière un appel d’air vers la liberté permise par des règles du jeu formelles.
La Robe du Japon, un an plus tard, relève d’analogues règles formelles.
« - Imaginez une robe à porter un seul jour - Une robe faite de 27 robes dont la superposition mesure le compte à rebours de cette journée unique – La première est réalisée le jour J-27, la suite à raison d’une par jour, chacune datée … »
En ces 27 chasubles superposées se condensent, en un même objet plastique, la complexité des enjeux explorés par Aline Ribière d’une série l’autre : La toujours inachevée ré-architecturation du corps, le passage du plat au volume et sa réversibilité, la ritualisation de l’espace-temps de la conception, de la confection, de l’habillage et de l’habitation du vêtement.
Les Carrés Blancs et La Robe du Japon contribuent à épurer le regard porté sur le travail d’Aline Ribière. La sensualité des matières, l’intelligence du concept, l’émotion qui surprend au détour d’une annerette ou d’un geste impressionnent d’autant plus qu’elles ne découlent d’aucun projet expressif. Seul un jeu formel règle, en apparence, les émergences créatrices.
Les Carrés Blancs et La Robe du Japon ouvrent vers l’écriture, de série en série, d’autant de chapitres d’un véritable « Traité des enveloppes ».
La formule est du critique Gilbert Lascault dans le texte qui accompagne les photographies de Jacqueline Salmon dans le catalogue de la précédente exposition d’Aline Ribière, au Musée-Carré Bonnat de Bayonne en janvier 2003.

 

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Des figures de l’enveloppement

 

Les séries d’Aline Ribière sont les traces d’un itinéraire corporel qui se souvient de ce qui s’origine au plus près de la chair et de la peau. Elles sont les respirations de ce qui s’y joue d’un mode d’être - au - monde et de penser.
Incarnation est le titre de sa première exposition en 1977.
Vêtements / dévêtements au début des années 1980 collecte quelques uns de ses « vêtements de passage » : La Robe Rouge, Le Filet, La Robe à l’envers, La vie mode d’emploi. Sa création pour Bagnolet en 1986 précise : Envêtement. Juste avant la nécessité impérative du dépouillement des Carrés Blancs.
Ses plus récentes séries, Territoires corporels, Remembrements, Epélations, Mues, nomment et ponctuent autant de figures d’une recherche sur les enjeux de l’enveloppement du corps.
« Les vêtures d’Aline Ribière » dit l’historienne de l’art Roseline Giusti dans un article de la revue Le Festin, en janvier 2003. La polysémie du terme parle de ce qu’y joue dans l’ordre d’investissements à la fois quotidiens et sacrés.
Des « vêtures/dévêtures » insiste Aline Ribière dans le titre décliné de ses récentes expositions. Elle souligne en cela ce que sa création doit au travail du temps. Celui du jeu du faire et défaire, du passage et de ses rituels, des habitations. Le temps de la pensée. 
Ses séries s’offrent comme autant d’auto-portraits qui relèvent de l’écriture d’un véritable récit identitaire.
La peau et son redoublement dans 
les enveloppements vestimentaires s’y désignent comme le lieu d’un savoir de l’in-su du corps. Mémoire de ce qui s’y est inscrit mais aussi anticipation de ce qui s’y trame. Les cicatrices du dehors et du dedans racontent une histoire individuelle et collective. Elles sont des portes ouvertes vers une archéologie des inscriptions corporelles. Avec ce qui, dans leur remise en jeu et en sens, se dévoile comme autre possible et pensée sur ce qui advient.
Entre réel et imaginaire, se délimite un véritable territoire corporel que sa mise à plat, comme dans le Pillow Book, déroule comme texte.
Remembrements et Epélations question-
nent déjà (selon la formule de Jean Baudrillard) les « abymes superficiels » de la peau et des enveloppes vestimentaires.
Entre cartographie et radiographie, l’exposition d’Aline Ribière à la Maison des Arts d’Evreux continue à tirer ce fil. Jusqu’aux Empreintes (dermographiques).

 

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Des architextures de l’intime

 

L’itinéraire d’Aline Ribière est tramé par quelques insistantes et résurgentes thématiques.   Comme    autant   de   ces « questions insistantes » et « ruminations de l’indicible » dont parle Edmond Jabes dans Le livre des marges.
Elles gravitent autour de ce qui se joue du dedans-dehors du corps à l’endroit de l’enveloppement vestimentaire. Jeu avec les limites du corps, avec leur double fonction vitale de contenance mais aussi de respiration. Lieu de passage, espace à vivre et à habiter. Entre-deux où, comme nous le rappelle Daniel Sibony, se rejoue toujours quelque chose de notre rapport à l’origine.
La trans-figuration du ventre ouvert est une de ces insistances. La Robe à l’envers, Envêtement, Carrés Blancs, Mues, … Comme le lieu d’une connaissance millénaire à la fois douloureuse   et  souveraine .
Le risque toujours effervescent du morcellement est une autre de ces ruminations, La Robe Rouge, L’aile, Remembrements, … Avec l’espérance toujours vivace que la reprise et la suture pourront prendre soin et faire représentation de sa réalité dans l’histoire de la plasticienne.
Avec cette étranger dans l’itinéraire créateur, L’aile, probablement la clef de voûte de ses secrets fondateurs …
L’inscription du texte dans et sur le corps, et du corps dans le texte, est une des transversalités prégnantes. Peau brodée-Vêtement tatoué, La vie mode d’emploi, Poèmes d’Adonis … sIncorporation et intextuation.
Elle croise une des tensions qui structure en profondeur la démarche d’Aline Ribière. Entre organique et conceptuel, entre présence charnelle et règles du jeu formelles se dévoilent ce qui relève d’un « ordre caché de l’art » (Ehrenzweig). Celui qui découle du jeu de la représentation.
L’architecture du corps imaginaire est une thématique présente depuis La Robe Rouge princeps. Les Carrés Blancs puis La Robe du Japon imposent comme central ce chantier sur la ré-architecturation de l’imaginaire corporel. Le passage du plat au volume et sa réversibilité s’y présentent  comme  exploration d’un   jeu
de    construction  -  déconstruction     du
corps, comme une manière  d’en célébrer
l’intégrité préservée dans sa trans-formation même.
« Architextures de l’intime titre un article écrit par Aline Ribière pour la revue Théâtre Public (dans un numéro consacré à « La chair de l’acteur » !).
Comme    des     condensations ,  des
« ruminations  de  l’indicible » évoquées
ici, les Empreintes (dermographiques) exposées pour la première fois relèvent de ces architextures.

 

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De la traversée du textile

 

Le tissu constitue pendant longtemps la matière première d’Aline Ribière. Au risque de conforter les malentendus, ceux des ouvrages de dames ou de la (haute) couture. Avec une tendresse particulière pour la noblesse du lin, par exemple dans les Carrés Blancs. Son exploration de la réversibilité du passage du plat au volume, l’utilisation de matériaux d’une autre nature (Les robes en tissu de verre) et sa quête d’autres correspondances avec la peau humaine (La robe en peau de pommes de terre) lui ouvrent de nouveaux horizons.
Sa résidence au domaine d’Abaddia, sur les falaises de la Cote basque, est l’occasion de s’aventurer du coté de matériaux plus primordiaux, antérieurs à leur transformation par la main de l’homme. Pour ces algues, ramassées chaque jour puis manipulées pour devenir des enveloppes corporelles, le terme de Mues s’impose très vite. Ces empreintes de corps « disparus » y donnent à ressentir - dans leurs formes comme dans leurs matières - la présence-absence du corps. Celui-ci s’y révèle exposé dans sa fragilité humaine et dans sa participation à quelque rituel cérémoniel de conservation et de reviviscence.
Travail du temps et de la mémoire, ces cocons-chrysalides s’offrent aussi comme promesses d’incessantes nouvelles origines. Du coté de la mer et des algues d’où vient toute forme vivante, ils rappellent que les créations plastiques d’Aline Ribière, depuis toujours, sont des pratiques du passage.
Elles écrivent à leur manière un récit qui nous parle de la question de l’origine. Elle nous rappelle que le vêtement est acte de penser. Pensée sur nos origines.
Les Mues représentent également une double ponctuation d’une traversée du textile chez Aline Ribière. Des matériaux plus traditionnels aux matériaux composites puis aux algues. Des vêtements-textes - où le récit s’écrit sur l’avers et l’envers du vêtement - aux Mues, ces enveloppes corporelles au degré zéro du texte.
Empreintes (dermographiques) prolonge cette traversée. Le tissu y retrouve sa correspondance étymologique avec le texte. Les signes du corps s’y tracent, entre écriture et trans-figuration.
La technique de l’impression par la presse à gravure y accompagne le dévoilement de l’énigmatique présence d’un corps aux saveurs et savoirs mystérieux.

 

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Des traces et du temps

 

La Robe Rouge : Dès son moment princeps, Aline Ribière s’aventure entre chair et représentation. Carrés Blancs marque sa recherche du coté des correspondances à la fois avec l’imaginaire de la toile du peintre et avec les plans de l’architecte. Leur réversibilité y souligne le travail du temps. Les séries qui suivent tirent ce fil rouge.
Remembrements et Epélation – ce mot-valise où la peau mise à plat raconte une histoire – rappellent à l’épaisseur de la matière et du temps. Comme dans les manteaux des indiens sioux, les traces de l’histoire s’incorporent dans la densité de la matière de la peau.
Pour les Remembrements, la restructuration du corps - à partir de l’agencement aléatoire des éléments d’un patron ordinaire - débouche non seulement sur une mise en scène chaotique du corps mais sur son impossible mise à plat. Au mieux, des moyens techniques pertinents permettent de tendre vers son aplatissement. Vers une désincarnation qui intègre les aspérités de la matière et de l’histoire.
Dans Empreintes (dermographiques) l’utilisation de la presse à gravure amplifie cet impossible, et son potentiel de dévoilement. Au plus près des enjeux du signe et de la représentation.
Ce renvoi à l’impossible éclaire les enjeux des sollicitations traversées par Aline Ribière. Le déport vers le spectacle est la conséquence directe du trouble des repères qui l’amène à accompagner ses expositions de performances-habitations. Jusqu’au jour où les demandes concernent spécifiquement l’intensité particulière des performances. Là où le regard se retrouve assuré, séduit - c’est à dire détourné - par le succès même du dé-placement.
Entre incarnation et représentation, tout se passe comme si la mise en spectacle devait venir protéger contre la crainte d’un manque. Rejouer sans cesse ce passage, le donner à voir et à ressentir, rassurer dans les constructions - déconstructions des Carrés Blancs, dans les habillages-déshabillages de la Robe du Japon. Pour conjurer les fantômes de ce qui risque de s’y perdre.
Au point de la spécificité irréductible des regards portés sur les arts du spectacle vivant et sur les arts plastiques.
Au point de l’intimité du regard de la photographe Jacqueline Salmon exposé. Ses traces photographiques des Empreintes (dermographiques), sont la continuation d’un compagnonnage de route déjà ancien avec Aline Ribière.
Comme la promesse d’empreintes de corps d’autres femmes dans la quête à venir de la plasticienne. Probablement ce qui se tramait déjà, en 1984, dans Lettres à 9 inconnues, dans le transfert de la toile du peintre (Dorothea Tanning) à l’enveloppe vestimentaire. Déjà avec Jacqueline Salmon …

 

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Empreintes (dermographiques)

 

Comme Aline Ribière, on dirait une manière de faire en 4 temps :
- Construire une enveloppe corporelle / Le tissu, un coton, est resserré sur le corps pour qu’il épouse au plus près sa forme, avec les inévitables coutures et bourrelets.
- La passer sous une presse à graver / L’enveloppe ainsi préparée passe sous une presse dont la plaque est préalablement encrée en noir. L’impression révèle les pleins et déliés de l’épaisseur du tissu. En même temps remontent à la surface les empreintes du dedans et du dos de l’enveloppe. S’y ajoutent les plis accidentels, comme des lacérations.
- Projeter des répliques / La plaque maintenant marquée par les traces laissées par l’enveloppe en offre des répliques sur un tissu plan. L’image y apparaît en négatif.
Dans un dernier passage d’un papier de soie sous la presse se poursuit le travail de désincarnation et le jeu de la représentation.
- La photographier / L’enveloppe reprend un moment, juste le temps de la photographie, le volume du corps d’Aline Ribière pour être à nouveau reprise et dévoilée par le regard de Jacqueline Salmon.
Les monotypes réalisés par Aline Ribière en ces 4 temps révèlent les structures cachées de l’enveloppe et ses dess(e)ins mystérieux. Un autre corps apparaît, tracé, comme radiographié, représenté.
Dans une série de transferts impressionnés, il est trans-figuré, dévoilé dans ses paradoxes vitaux. Entre empreinte et signe, sensualité et désincarnation, éphémère et éternité. 
Les Empreintes conjuguent le potentiel révélateur de la presse et de la photographie, aux enjeux premiers de la représentation.
Tout autant qu’à Yves Klein et à ses Anthropomorphies, elles peuvent faire penser aux Dermographies évoquées par Michel Tournier dans Les suaires de Véronique. Mais le charme de cette « série de peaux humaines… projections planes d’un corps… » aplati, élargi, roulé, déroulé , est ici tout sauf morbide.
La critique Bernadette Bonis note en 1982 « Dès la première fois où je vis Aline Ribière au festival de Montpellier le souvenir de Klimt s’est imposé… Mais les miasmes morbides qui entourent la beauté fatale chez Klimt sont moins prégnants chez Aline Ribière, sans doute parce qu’elle vit naturellement en cet intérieur féminin. »
« Robes…Vanités » souligne l’historienne de l’art Roselyne Giusti. Le travail du temps chez Aline Ribière, la fragilité de ses matériaux et langages y impliquent l’apprivoisement de la précarité de l’existence et de la présence-absence de la mort.
Empreintes (dermographiques) expose à quel point leur fréquentation lui est sinon joyeuse du moins vitale et vivante.

 

 

 

 

Texte de Marc Guiraud
[Les mots en rouge de ce texte cachent des images]